ÉPILOGUE
Amy se redressa brusquement. Ses paupières collées tremblotèrent, puis se soulevèrent. Elle était tenaillée par une faim de loup. Tout son corps criait famine. Elle avait la tête en feu et toutes ses articulations lui faisaient mal. Mieux encore, elle ignorait totalement où elle se trouvait et ce que pouvait être cette chose enroulée autour de ses jambes. Elle découvrit qu’il s’agissait en fait d’une toile verte effilochée qui sentait le pourri et le moisi. A vrai dire, tout sentait le pourri et le moisi autour d’elle.
Elle promena son regard sur les murs, de vieux murs en bois auxquels étaient fixés deux râteliers, une hache et une binette. En voulant se lever, son dos heurta quelque chose. Elle regarda par-dessus son épaule et aperçut un tas de bois de chauffage proprement empilé.
Et autre chose aussi.
Une chose attachée à son dos. Elle essaya encore de se lever, mais le vertige la fit retomber contre le tas de bois. Elle ne parvenait pas à se tenir en équilibre sur ses jambes et rechuta plusieurs fois sur son derrière. Elle essaya de toucher dans son dos ce qui l’empêchait de se lever. Alors, elle remarqua que ses vêtements étaient en lambeaux, et elle fut glacée d’effroi.
Gémissante, elle ferma les yeux et glissa les doigts dans ses cheveux qui étaient emmêlés et poisseux.
La dernière chose dont elle se souvenait, c’était de s’être enfuie avec Kevin de la cave, puis d’être montée dans sa camionnette. Non… Non, ce n’était pas tout…
Ils étaient partis du restoroute mais pour aller… où ? Chez Kevin, mais oui ! Il allait chercher quelques vêtements, mettre la bâche sur son pick-up et, dès que le temps l’aurait permis, ils devaient prendre la route.
Rouler dans la tempête de neige : c’était son dernier souvenir. Mais que s’était-il passé d’autre ?
La douleur. Oui, une douleur atroce qui l’avait frappée avec la rapidité d’un serpent venimeux. Un incendie brutal sous son crâne. En y resongeant à présent, elle vit son cerveau en train de bouillir comme de l’eau dans une marmite oubliée sur le feu. Alors elle se souvint vaguement de Kevin. Totalement paniqué, il avait essayé de garder le contrôle de son véhicule. Au début, elle avait cru que cette douleur fulgurante était due au fait qu’elle s’éloignait de la Reine. Elle l’avait déjà tenté et toujours, avec un résultat douloureux. Seulement, la souffrance qui l’avait écrasée dans ce pick-up avait été plus atroce que tout ce qu’elle avait ressenti dans sa vie.
Elle se souvint alors également de ce que cette souffrance intenable l’avait poussée à faire. En se léchant les lèvres, elle sentit le goût amer et salé du sang de Kevin. Elle s’efforça d’éprouver un peu de remords – ce gars avait été plutôt gentil, et très empressé de l’aider – mais pas moyen. Aucun regret ne l’effleura. En continuant à fouiller au fond de sa conscience, elle se rendit compte qu’un autre élément manquait également.
La Reine.
Elle avait toujours été avec elle. Depuis le jour où elle avait été saignée, Amy n’avait pas vécu une minute sans la présence de la Reine. Or maintenant, elle n’était plus là.
Le lien psychique qui l’avait toujours ligotée à cette créature avait été rompu. Un sourire éclaira lentement le visage d’Amy.
— Elle est morte, chuchota-t-elle dans le noir.
Je suis libre ! Je n’ai plus besoin de fuir.
Amy lorgna à travers une fissure entre deux planchettes de bois. Dehors, il faisait nuit. Elle avait évité le lever du soleil à temps.
Avec un enthousiasme qu’elle n’avait pas éprouvé depuis son enfance, elle se leva, vacillant sur ses jambes, et se retint au mur. Passant la main gauche dans son dos, elle sentit quelque chose. Attaché juste au-dessus de l’omoplate.
Et au-dessus de l’autre omoplate également.
Elle secoua les épaules dans l’espoir de déloger ces objets. Il y eut un bruit de froissement, un frémissement d’air froid autour d’elle, mais le poids demeura en place. Fronçant les sourcils, Amy s’observa et constata l’état désastreux de ses vêtements. Puis, en dépit de l’obscurité, elle découvrit un détail insolite.
Une fine pellicule de poils noirs couvrait tout son corps. Éberluée, elle fit courir une main sur ses seins. Notant brusquement comme ses ongles étaient devenus longs, longs et noirs, elle leva la main devant ses yeux.
— Ô mon Dieu !
Elle découvrit alors que sa voix avait changé.
Elle était légèrement pâteuse. Et, puis, sa mâchoire était toute drôle… comme pleine. Elle toucha son visage.
Sa bouche avait enflé. Elle ressortait de son visage presque à la manière d’un… d’un museau.
— Ô mon Dieu ! répéta-t-elle en gémissant.
Amy eut soudain l’impression qu’un voile avait été retiré de devant ses yeux. A présent qu’elle était parfaitement réveillée, elle se rendit compte que tout son corps, en fait, avait changé… et que les trucs fixés dans son dos ne pourraient être arrachés.
Jamais.
Pas moi… pas moi. Je ne deviendrai jamais comme ça… Pas moi…
Elle entendit un bruit provenant de l’extérieur et ravala ses larmes.
Une porte venait de s’ouvrir.
Des bruits de bottes.
Une voix de fillette, dix ans peut-être, ou plus jeune :
— Je vais le faire maintenant, p’pa. Je vais aller chercher le bois !
La porte claqua, des chaussures crissèrent dans la neige, alors que la même voix murmurait d’un ton indigné :
— … Toujours suivre des ordres… Comme si j’étais dans cette putain d’armée. Toujours s’entendre seriner… fais ci… fais ça…
Crunch-crunch-crunch-crunch… Les pas se rapprochaient, plus près plus fort…
Les pleurs d’Amy cessèrent. Elle sentait à présent la fillette, elle sentait déjà son pouls, le sentait jusque dans la moelle de ses os.
Elle se leva, s’approcha de la porte en bois de la remise et déploya ses ailes sans difficulté.
Ce n’était plus l’heure de se haïr, ni l’heure des regrets.
Elle avait d’abord sa faim à apaiser… Le sang à boire…
… Et il y avait tant d’endroits où elle allait pouvoir se rassasier…